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1924 : L’antifascisme bolchevisé au Ve congrès de l’Internationale communiste

De juin à juillet 1924 se tient à Moscou le Ve congrès de l’Internationale communiste. Celui-ci constitue un tournant radical dans la politique des partis communistes d’Europe occidentale désormais bolchevisés sous le contrôle du Komintern. La stratégie antifasciste, celle du Front unique contre le fascisme, proscrit toute alliance stratégique avec les démocrates libéraux ou les sociaux-démocrates, ces derniers étant même qualifiés d’«  aile gauche du fascisme  ». Cette non prise en compte des spécificités du phénomène et du danger fasciste, considérant que les seul·es antifascistes sont les communistes, sera désormais, avant un revirement tardif en 1935, la politique officielle des partis communistes d’Europe.

La question de la définition du fascisme et des moyens de le combattre se pose dans les organisations révolutionnaires dès l’apparition du phénomène en Italie en 1919. Les questions qui se (re-)posent à l’heure actuelle ne peuvent faire l’économie de la connaissance de l’histoire de l’antifascisme [1].

Parmi les moments marquants de cette histoire, le Ve congrès de l’Internationale Communiste (IC), le Komintern, est de ceux qui sont aujourd’hui les plus méconnus : il est pourtant à l’origine des choix politiques aveugles des partis communistes à l’égard du fascisme jusqu’en 1935… soit deux ans après l’accession de Hitler au pouvoir. Si le succès du national-socialisme n’est pas à mettre au compte de la seule stratégie des communistes – les sociaux-démocrates (et les libéraux) n’ont pas été moins inconséquents face aux réactionnaires et fascistes durant cette période –, celle-ci tient une lourde responsabilité dans le fait de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux le danger fasciste.

D’une part, en en faisant un simple bras armé du capitalisme, d’autre part, en ne considérant comme antifascistes sincères que les seuls militants communistes.

Dès les prémices du développement à grande échelle du phénomène fasciste en Italie au début des années 1920, des militant·es communistes en Italie – Antonio Gramsci notamment –, puis en Allemagne – tout particulièrement Clara Zetkin et Karl Radek –, en proposent une analyse assez fine.

Ils et elles en montrent les particularités et la nouveauté au regard des mouvements réactionnaires passés, notamment le fait que le « fascisme constituait un mouvement de masse, s’appuyant en premier lieu sur une petite bourgeoisie rurale et urbaine »  [2] plutôt que sur l’armée, alliée traditionnelle des mouvements réactionnaires. Face aux échecs répétés des mouvements révolutionnaires ou insurrectionnels qui se multiplient en Europe depuis 1917 3, la question de la nécessaire défense de la classe ouvrière  [3] face au danger réactionnaire ou fasciste est très tôt discutée au sein du Komintern.

La naissance de l’antifascisme

La prise en compte par les instances communistes internationales du fascisme comme une « catégorie politique à part entière », un objet de mobilisation et de lutte du mouvement ouvrier est une réalité dès l’année 1922. Mais celle-ci se double aussitôt d’une renégociation de la définition du fascisme. Comme le note l’historien Gilles Vergnon, « de façon générale, les analyses de l’IC se livrent, dès cette époque, à la fois à une extension et à une réduction du phénomène fasciste »  [4].

L’extension consiste à englober sous le terme de fasciste tout élément de la réaction. La réduction, pour sa part, consiste en une minimisation du caractère politique et socialement ancré du fascisme  : « réduction utilitariste à des “bandes blanches”, à la “jeunesse dorée de la bourgeoisie” » [5]. Le matérialisme dont se réclame les dirigeants communistes est subordonné aux intérêts des partis communistes dans leurs luttes pour l’hégémonie politique au sein du mouvement ouvrier.

La naissance du front commun

Le IVe congrès de l’IC s’ouvre le 5 novembre 1922 à Moscou, soit quelques jours seulement après la marche sur Rome de Mussolini.

C’est dans la Résolution sur la tactique qu’est consacré un point sur le « fascisme international ». Celui-ci y est définit comme une expression de « l’offensive politique de la bourgeoisie », les fascistes étant « des gardes-blanches spécialement destinées à combattre tous les efforts révolutionnaires du prolétariat »  [6].

Le fascisme y est despécifié, n’étant plus entendu que comme un instrument aux mains de la bourgeoisie pour abattre le prolétariat organisé, sans en voir ses caractéristiques spécifiques. De même que pour la mobilisation de tous les partis communistes, « les résolutions de l’IC, qui se veut une organisation transnationale centralisée telle une armée en campagne » [7], ayant en effet « force de loi pour les partis communistes du monde entier », il importe de montrer que le fascisme est partout.

Ainsi, il y est affirmé  : « Le danger du fascisme existe maintenant dans beaucoup de pays en Tchécoslovaquie, en Hongrie, dans presque tous les pays balkaniques, en Pologne, en Allemagne (Bavière), en Autriche, en Amérique et même dans des pays comme la Norvège. Sous une forme ou sous une autre, le fascisme n’est pas impossible non plus dans des pays comme la France et l’Angleterre. » [8].

Peu importe le grossissement de traits, l’important est de sonner la mobilisation générale. C’est ainsi qu’y est définit « qu’une des tâches “les plus importantes” des partis communistes est “d’organiser la résistance au fascisme international, de se mettre à la tête de tout le prolétariat dans la lutte contre les bandes fascistes” » [9].

Si le terme de « fascisme » est rapidement repris et utilisé dans la presse de différents courants idéologiques pour qualifier divers phénomènes réactionnaires, ce qui est propre aux communistes, « c’est l’invention, contre ce “fascisme” redoutable et polymorphe, d’un “antifascisme” qui est à la fois un cadre de mobilisation qu’ils contrôlent et un signe de ralliement contre des adversaires réunis et stigmatisés à l’aune de leur dangerosité commune » [10].

Le Komintern aux commandes

L’antifascisme est né, mais il doit essentiellement servir la cause de l’Internationale communiste. Il se mue rapidement en trait spécifique, et principal, dans l’affrontement politique et idéologique des partis communistes contre la sociale-démocratie.

Ainsi, durant la période 1923-1924, les partis communistes reprennent les orientations tracées par l’IC et pratiquent «  un “antifascisme fermé” qui conjugue une extension maximale de l’adversaire (tout le monde, ou presque, est “fasciste” sauf les communistes) et une restriction minimale du champ des alliances (personne n’est “antifasciste”, sauf les communistes)  » [11].

Le durcissement de la ligne politique des partis communistes, dicté par le Komintern, n’est pas étranger aux luttes internes au sein du Parti communiste russe dans le cadre de la succession de Lénine, qui décède en janvier 1924, mais est écarté du pouvoir depuis les premiers mois de 1923.

Un autre événement majeur explique ce virage radical : l’échec de la tentative de Révolution allemande à la suite de l’écrasement du Soulèvement de Hambourg mené par le KPD (Parti communiste d’Allemagne) en octobre 1923 qui sonne le glas des espoirs de révolutionnaires en Europe occidentale.

Une nouvelle feuille de route

C’est à Grigori Zinoviev, alors président de l’IC, que l’on doit l’expression de « social fascisme », prononcé à la XIIIe conférence du Parti communiste russe en janvier 1924. Selon Gilles Vergnon, cette expression « sert d’instrument dans la lutte interne menée par la “troïka” Staline-Zinoviev-Kamenev contre l’opposition “trotskiste”, après le fiasco d’une révolution allemande (l’Octobre allemand) attendue à l’automne 1923  ».

Trotsky s’étant appuyé sur la politique allemande du Komintern pour en critiquer les positons et la stratégie. L’expression de «  social fascisme  » a, selon l’historien Leonid Luks, une double fonction : disqualifier les positions de Trotsky et de ses allié·es au sein du Parti communiste russe et, en même temps, « masquer par une rhétorique radicale, la renonciation de fait à la lutte pour le pouvoir » en Allemagne.

Ainsi, « amalgamer la social-démocratie au fascisme permet aussi d’associer dans un même groupe Heinrich Brandler, dirigeant malheureux du KPD en 1923, accusé de l’échec de “l’Octobre allemand”, Léon Trotsky et Karl Radek, rivaux dans le PC russe, au nom d’un passé “menchevik” et social-démocrate avec lequel ils n’auraient rompu qu’en apparence. Dénoncer indifféremment comme fascistes le socialiste Friedrich Ebert, le général von Seeckt, patron de la Reichswehr et… Adolf Hitler, masque et justifie tout à la fois l’échec et l’isolement du KPD  » [12]. Il était dans ces conditions impossible au KPD de s’allier avec « l’aile gauche du fascisme ».

C’est à l’occasion du Ve congrès de l’IC, en juin-juillet 1924, congrès de la «  bolchevisation  » des partis communistes, qu’est fixée la nouvelle feuille de route antifasciste des partis communistes. La social-démocratie est définie comme étant « l’aile gauche du fascisme », interdisant de fait toute alliance stratégique, voire tactique, avec elle pour combattre le fascisme.

Il est désormais impossible pour les partis communistes, de s’allier, même tactiquement, avec les sociaux-démocrates pour combattre le fascisme. Le « front commun contre le fascisme » devient un front uniquement communiste, c’est à dire celles et ceux qui suivent la ligne dictée par le Komintern.

Du Front unique au Front populaire

Il faudra attendre plus de dix ans, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933, mais aussi en février 1934 le sursaut antifasciste unitaire en France et l’insurrection en Autriche (Februarkämpfe), menée par les socialistes contre le Front patriotique (qui prônait un nationalisme autrichien appelé l’« austrofascisme »), pour que les dirigeants de l’IC commencent à infléchir leur position.

C’est Georgi Dimitrov, dont l’arrestation par les nazis, puis son acquittement, pour complicité dans l’incendie du Reichtag en fait un héros antifasciste, qui annoncera la nouvelle politique du Komintern en matière d’antifasciste dans un discours fortement critique de la ligne précédente.

Désormais, face au fascisme, l’Internationale communiste défend le « Front unique prolétarien, Front populaire antifasciste ».

C’est à un virage à 180° qui est effectué, Dimitrov allant jusqu’à prôner la juste défense de la démocratie bourgeoise face au danger fasciste. Hélas le Front unique prolétarien vole en éclat dès mai 1937 en Catalogne, lorsque les staliniens attaquent puis traquent les militants du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista, marxiste anti-stalinien) et de la CNT.

Une fois encore, devant le fascisme et la réaction, les staliniens préfèrent traquer les militant·es du mouvement ouvrier, le bolchevisme ne pouvant admettre les voix dissonantes au sein du camp socialiste.

En août 1939, avec la signature du Pacte germano-soviétique, dit Ribbentrop-Molotov, le stalinisme raye d’un trait de plume près de vingt ans de combats antifascistes de militants communistes sincères, malheureusement dirigés par des apparatchiks cyniques.

David (UCL Savoies) 

[1] Dans le prolongement de l’ouvrage du collectif La Horde, Dix questions sur l’antifascisme (Libertalia, 2023), nous pensons que « l’antifascisme est une lutte à défendre » non seulement face à la montée des extrêmes droites mais également face aux amalgames auxquels elle est associée, y compris dans notre camp social. Transmettre l’histoire des luttes d’autodéfense prolétaires, avec ses réussites et ses échecs, participe de cette démarche.
[2] Ugo Palheta, « Antifascisme et mouvement ouvrier dans l’entre-deux-guerres : débats stratégiques autour d’une défaite historique », Mouvements, 104, 2020, p. 16
[3] La Guerre civile finlandaise (1918), la Révolution allemande (1918-1919), la République des conseils de Bavière (1919), la République des conseils de Hongrie (1919), le Biennio Rosso en Italie (1919-1920).
[4] Gilles Vergnon, L’antifascisme en France, Presses universitaires de Rennes, 2009,p. 22.
[5] Idem.
[6] IVe Congrès de l’Internationale Communiste, « Résolution sur