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Elsa Beck Marsault : Abolitionnisme carcéral, Faire justice

Rester à l’écart des systèmes judiciaire et policier pour traiter les violences sexistes en milieu militant, c’est parfois une obligation, souvent un objectif. Ce livre, ancré dans une longue expérience dans des communautés queer, pose une mise en garde contre les dérives que cela peut entraîner, et propose des alternatives, sans jamais laisser de côté l’impératif de soin et de protection des victimes.

« En tant que gouine, j’ai longtemps navigué dans les communautés queer et féministes, et ai été témoin de nombreux processus d’exclusion et d’acharnement collectif – sur les protagonistes d’un conflit politique, sur des personnes victimes comme autrices de violence, ou sur leur entourage. »

La première phrase annonce parfaitement le sujet du livre  : Faire justice est une réflexion sur la façon de gérer les conflits graves qui surgissent entre personnes qui se connaissent ou qui fréquentent un même lieu, en dehors de tout recours à la police ou à la justice.

Faire justice ou se venger ?

L’autrice, Elsa Deck Marsault (EDM) est la cofondatrice de ­Fracas, un collectif queer et féministe d’entraide militante à la prise en charge des conflits et des violences en milieu intracommunautaire. 

Commençons par un rappel  : la justice punitive, celle sur laquelle se fonde notre système pénal, est basée sur le principe  : « un acte = une sanction ». Ce principe s’appuie sur la croyance selon laquelle la punition est juste et nécessaire. Croyance tellement ancrée qu’elle perdure même dans les milieux qui décident, par idéologie ou par nécessité, de se passer de la justice étatique pour régler les conflits internes. Le risque est gros  : sans recul sur ce que l’on perçoit a priori comme « juste », on finit par se retrouver en position de « se faire justice », et c’est parfois un peu moche. Passages à tabac, harcèlement, mise en place de processus d’exclusion définitive sans regard sur les conséquences psychologiques que cela peut induire... EDM parle avec une grande justesse du malaise qui l’a saisie parfois au moment de prendre part à de telles actions, qu’elle estimait pourtant extrêmement justifiées. Mais en elle quelque chose résiste  : comment se satisfaire d’un processus qui aboutit à traiter une personne comme si elle n’avait plus aucun droit humain, alors que l’on milite pour un monde plus égalitaire  ?

Changement de paradigme

Le livre déroule l’analyse de nombreuses pratiques, par exemple le call out. Il s’agit de dénoncer les agissements d’une personne de façon publique, ce qui a tout son sens quand il s’agit d’une personne à la réputation bien établie, affirme EDM. Crier le plus fort possible les actes qu’ont commis Polanski, Depardieu et leurs compères, est très légitime, le but étant de leur faire perdre l’aura sur laquelle ils s’appuient pour agresser, et de contester les honneurs dont on les couvre. Mais dans le cas d’un·e «  inconnu·e  », le procédé perd de sa pertinence. D’autant que parfois le collectif de lutte est aussi un espace de vie  ; pour une personne queer en rupture avec sa famille par exemple, le groupe est l’endroit où se développent des relations essentielles à la survie psychique et parfois physique... EDM rapporte avoir été témoin de cas de personnes perdant absolument tout suite à un call out : les ami·es, le lieu de vie, le travail. 

Alors que faire  ? Se pencher sur les principes de la justice transformatrice  !

Cette justice-là est fondée sur le constat que punir une personne en raison de son comportement n’a que très peu de chance de l’inciter à changer. Et sur l’idée que les conflits interpersonnels ne sont pas sans lien avec les dynamiques de groupe, qui sont toujours à questionner. L’enjeu est d’encadrer l’émergence d’une prise de conscience de l’agresseur, tout en soutenant la victime, et en interrogeant les éléments extérieurs qui ont permis ou favorisé le passage à l’acte.

Trois étapes sont nécessaires pour transformer nos pratiques  : s’intéresser au sujet d’abord, se documenter sérieusement avant d’agir. Prendre du recul sur nos usages et nos motivations, car se lancer dans l’accompagnement de personnes ayant subi ou commis des violences nécessite un investissement de long terme émo­tionnellement fort et n’est jamais sans conséquence.

Enfin, s’organiser  !

C’est souvent coûteux, parfois infructueux, mais EDM nous l’affirme, forte de son expérience au sein de Fracas  : cela permet de s’attaquer à la résolution de situations humainement problématiques en ré-affirmant la possibilité de l’humain d’évoluer. Pas anodin si l’on vise à transformer la société  !

Mélanie (amie d’AL)

    Elsa Deck Marsault, Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, La Fabrique, septembre 2023, 168 pages, 13 euros