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Médias : CNews, fin de concession ?

Tête de pont de la présence de l’extrême droite à la télévision, CNews a fait ces derniers mois l’objet d’une décision du Conseil d’État et de commissions d’enquête parlementaires alors que la question du renouvellement de sa fréquence TNT va se poser en 2025. Mais au-delà de son cas particulier, c’est aussi la question de la concentration des médias qui se pose.

Fin 2016, une grève historique touche la chaîne qui s’appelle encore I-Télé. En cause, la direction de l’antenne, la réduction des moyens, et la programmation de Jean-Marc Morandini, alors visé par des enquêtes pour harcèlement sexuel et corruption de mineur·e. La grève dure 31 jours, mais se casse les dents face à l’actionnaire majoritaire du groupe Canal+, Vincent Bolloré. Plus des trois quarts des équipes démissionnent. Le 27 février 2017, c’est sur ce tas de cendres que l’antenne change de nom et devient CNews.

Un « Fox News » à la française

Cela fait près de 20 ans que ­Bolloré a commencé à construire son influence médiatique, en créant le quotidien gratuit Direct matin et en achetant l’institut de sondage CSA en 2006 notamment, avant de s’attaquer peu à peu au groupe Canal+. Mais la création de CNews marque un tournant plus direct et assumé dans l’usage qu’il fait de ses médias : repartant ­d’une page blanche, CNews devient peu à peu une chaîne entièrement dédiée à colporter la pensée d’extrême droite, un Fox News à la française.

Une politique qui se confirmera par la suite avec ­l’achat du JDD, qui subira un traitement similaire avec la nomination comme directeur de rédaction du zemmouriste Geoffroy Lejeune, fraîchement débarqué de Valeurs Actuelles. L’annonce déclenche là encore une grève, qui dure 40 jours avant que 90% de la rédaction ne démissionne après avoir négocié des indemnités de départ doublées. Le message est clair : ­Bolloré est seul maître dans les médias qu’il acquiert et dépense sans compter pour cela.

Particularité de CNews et de sa voisine C8 (qui héberge entre ­autre Cyril Hanouna), elles disposent d’une large diffusion grâce à leurs canaux TNT, leur assurant d’être potentiellement présentes sur toutes les télés de France. Une concession attribuée par ­l’Arcom [1] dont le renouvellement va être examiné en 2025. C’est dans ce contexte que plusieurs pressions se font sentir ces derniers mois.

Phillipe de Villiers chroniqueur hebdomadaire

En février une décision du Conseil d’État, saisi par Reporters sans frontières, vise nommément CNews et pointe ses manquements notamment en terme de pluralisme politique. La décision acte une nouveauté en considérant que le pluralisme ne doit pas être mesuré en ne tenant compte que des positions des invité·es politiques, mais également de celles des chroniqueur·euses et journalistes. Cette précision prend tout son sens quand on sait que CNews recevait anciennement une quotidienne animée par Eric Zemmour en pleine préparation de sa campagne présidentielle 2022, mais considéré comme chroniqueur tant qu’il n’avait pas annoncé officiellement sa candidature. La chaîne n’a pas changé de ligne, offrant aujourd’hui une émission hebdomadaire à… Philippe de Villiers, lui aussi considéré comme simple chroniqueur.

Cette décision du Conseil d’État est surtout une alarme de rappel visant l’Arcom, qui multiplie mollement les amendes concernant les chaînes du groupe Canal+. Ces trois dernières années seul­ement, C8 et CNews ont cumulées plus de 20 mises en gardes et condamnations, pour un total de plus de 5 millions d’euros d’amendes. Un record, mais une poussière face aux 6 milliards d’euros de chiffre d’affaire du groupe Canal+ en 2023, ou aux plus de 13 milliards de chiffre d’affaire du groupe Bolloré. Paralysée par la crainte d’accusations de censure, l’Autorité de régulation bégaye, elle dont le président est directement nommé par Emmanuel Macron. Les règles de la convention d’attribution de la fréquence TNT de CNews sont pourtant claires, et mentionnent une obligation de pluralisme des courants de pensée et d’opinions qui s’y expriment, difficilement remplie par la chaîne dont plus de 80% des invité·es sont de droite ou d’extrême droite [2].

Avec l’approche des renouvellements de concessions par ­l’Arcom, les groupes de gauche du Sénat et de l’Assemblée nationale ont demandé des commissions d’enquête sur CNews et C8. Elles ont notamment permis de réaliser à quel point le facteur financier est insignifiant dans l’entreprise d’influence de Bolloré. En trois ans, les deux chaînes représentent un résultat de plus de 150 millions d’euros de pertes, liées à leurs modèles économiques, mais aussi à la fuite des annonceurs qui ont été nombreux à retirer leurs publicités lors de la campagne d’Eric Zemmour. Un investissement qui n’inquiète pas le multi-milliardaire, n’ayant aucun problème à faire absorber ces pertes au sein des bénéfices du groupe Canal+.

150 millions d’euros de pertes, absorbées par Canal+

Ces commissions auront aussi permis d’assister à une audition de Vincent Bolloré, convoqué par l’Assemblée nationale. On aura pu l’y entendre déclarer « Je ne vais pas mettre à l’antenne quelque chose auquel je ne crois pas », mais aussi exposer ses opinions anti-IVG et sa ferveur catholique. Mais pour l’essentiel l’exercice sera essentiellement resté dans le registre de la langue de bois.

Si l’on peut espérer une fin de concession pour les chaînes du groupe Canal, qui aurait au moins pour effet de réduire leurs audiences voir de faire fermer deux porte-voix de l’extrême droite, c’est plus largement la question de la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires qui est posée. Car Bolloré ne se limite pas à la télévision, il contrôle également Europe 1, le JDD, Paris Match et toute une flopée de magazines. Des ressources d’ailleurs mise à profit quand il faut défendre CNews face à l’Arcom [3].


Bolloré, l’arbre qui cache la forêt

Et pendant que tous les regards sont tournés vers le milliardaire breton, d’autres se constituent également leur petit empire médiatique. C’est récemment le cas de Rodolphe Saadé, proche de Macron et cinquième fortune de France. L’héritier du groupe maritime CMA CGM s’est acheté ces dernières années les journaux La Tribune, La Provence et Corse Matin, ainsi que 10% du groupe M6 et une participation au sein du média Brut. Le 15 mars, il a fait l’acquisition du groupe Altice, incluant BFM TV et RMC. Si il est parfois présenté comme un opposant plus centriste au fasc­iste Bolloré, c’est en oubliant qu’entre capitalistes, il y a avant tout une communauté d’intérêt qui dépasse largement les débats d’idées. Le 29 février 2024, c’est à CMA CGM que le groupe Bolloré vend sa filiale Transport & Logistics, pour la coquette somme de 4,85 milliards d’euros.

Bien au-delà des chaînes et des personnalités, ces mécaniques de concentration des médias pointent l’incompatibilité fondamentale entre le capitalisme et la possibilité d’une presse libre, et à travers elle avec la démocratie. Face aux accumulations des capitalistes, continuons de soutenir à nos échelles les médias indépendants, libres, alternatifs et militants.

N. Bartosek (UCL Alsace) 

 

[1] L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) est le fruit de la fusion du CSA et de l’Hadopi en 2022.
[2] « 36% des invités politiques de CNews sont d’extrême droite », Libération, 14 juin 2021.
[3] « CNews et l’Arcom : vous avez dit censure ? », Sébastien Fontenelle dans Blast, 20 février 2024.